• Contre les illusions

    by  • 10 janvier 2016 • Textes à lire • 0 Comments

    mirage_IV_ch61_bi36_4

    Extrait de « Ça ne va pas ? Manuel de poésiethérapie », paru aux éditions du Cherche midi en janvier 2012.

    Vous vouliez être pilote de chasse, vous êtes chauffeur de poids lourd. Vous vouliez défiler pour Dior, vous épuisez votre corps en repassant au pressing, en faisant du facing, au supermarché.

    Vous aviez pour Hugo, pour Voltaire et Rousseau, la considération d’un génie en puissance : vous alliez faire mieux qu’eux. Et c’est avec condescendance que vous lûtes les Contemplations, Micromégas, les Confessions.

    Hélas, depuis vingt ans, vous proposez aux éditeurs des élégies, des odes, des poèmes en pleurs, de gros romans pleins de douleur. Ils ne les aiment pas, et puis vous les renvoient, à vos frais, au bout d’un mois.

    Vous vouliez parcourir le monde, descendre triomphant tous les jours d’un Boeing, raconter en marchant et en tenue de brousse comment, là-bas, tout le monde a la frousse du tyran  Ducongo : « D’ailleurs, j’ai les photos… »

    Mais un automatique à flash incorporé vous sert de temps en temps aux noces et banquets pour immortaliser maman et les mouflets.

    Vous étiez sur la ligne, en première position, attendant le décompte. Derrière vous c’est Prost, un plus loin Senna. Attention au départ, tous les feux sont au vert.

    Vous êtes toujours là, immobile, en panne – c’est un dimanche sur une route de campagne – tout bête, quarante à l’heure dans votre tête, le garagiste ne devrait pas tarder. Le soir tombe, les enfants dorment sur la banquette arrière, votre épouse s’inquiète du prix que ça va coûter.

    Dans votre commune, on vous élisait conseiller, puis maire, puis la circonscription vous faisait député. À l’Assemblée, quelque rapport époustouflant sur le prix des carburants vous gagnait la faveur des foules. Un passage aux Finances, c’était la présidence…

    « …et n’oublie pas le pain, les poireaux, le pâté, le sel et le gruyère, les nouilles. Tâche de te dépêcher ! » Vous prenez le grand sac du Leclerc d’à côté. Et vous obéissez.

    Il y en avait des rêves dans vos vingt ans d’hier. Ils sont toujours là, tous les matins, en demi-cercle, aux premiers plans de la mémoire. Et ils vous demandent des comptes. Et vous baissez les yeux. Vous murmurez « Vous le savez bien, je n’ai pas pu faire mieux ».

    Vous sortez. Tout va bien : l’averse noie vos joues. Dans l’autobus qui vient là-bas, en trombe, on confondra la pluie et les larmes du ciel.

    Face à ces illusions qui ont la vie dure, deux solutions sont possibles. Une bonne et une mauvaise. Commençons par la mauvaise :

     

    Conclusion

     

    J’ai rêvé les amours divins,

    L’ivresse des bras et des vins,

    L’or, l’argent, les royaumes vains,

     

    Moi, dix-huit ans, Elle, seize ans.

    Parmi les sentiers amusants

    Nous irions sur nos alezans.

     

    Il est loin le temps des aveux

    Naïfs, des téméraires voeux !

    Je n’ai d’argent qu’en mes cheveux.

     

    Les âmes dont j’aurais besoin

    Et les étoiles sont trop loin.

    Je vais mourir soûl, dans un coin.

     

    Charles Cros

     

    Et c’est ce qu’il a fait, Charles Cros, à quarante-quatre ans. Il était bien avancé ! S’il avait à temps arrêté l’absinthe, il aurait pu tranquillement, regretter son passé pendant des décennies, dire merci à la vie de sa longévité.

    Mais voici, face aux illusions, l’autre solution. Et qui nous la propose ? C’est l’homme aux coquillages (voir « Contre la crise de foie »), l’homme au charmant ramage, le copain de Rimbaud, celui de Charles Cros, comme lui au Procope, au bord de la syncope : Paul Verlaine.

    Et que nous propose-t-il, ce « Pauvre Lélian » (anagramme faite à partir du nom de l’auteur, par l’auteur soi-même. Bravo, Paul !) : la résignation. C’est bien aussi.

     

    La vie humble…

     

    La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles

    Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour.

    Rester gai quand le jour, triste, succède au jour,

    Etre fort, et s’user en circonstances viles,

     

    N’entendre, n’écouter aux bruits des grandes villes

    Que l’appel, ô mon Dieu, des cloches dans la tour,

    Et faire un de ces bruits soi-même, cela pour

    L’accomplissement vil de tâches puériles,

     

    Dormir chez les pécheurs étant un pénitent,

    N’aimer que le silence et converser pourtant,

    Le temps si grand dans la patience si grande,

     

    Le scrupule naïf aux repentirs têtus,

    Et tous ces soins autour de ces pauvres vertus !

    – Fi, dit l’Ange Gardien, de l’orgueil qui marchande !

     

    Paul Verlaine

     

    Notre conseil : …et l’anniversaire de mariage, vous y avez pensé ? Alors ! Prenez au rayon fleurs du Leclerc, le bouquet en promo : ce sont de longs oeillets aux pétales fripés, à la corolle sèche, à l’allure fanée. N’est-ce pas une chance ? Cela s’adapte tout à fait à la circonstance.

     

    About

    Laisser un commentaire

    Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *