• Mon cher Maucroix…

    by  • 3 décembre 2015 • Textes à lire • 0 Comments

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    MON CHER MAUCROIX

      

    À son ami Maucroix,

    Chanoine de l’Église cathédrale de Reims.

    18 juin 1657

    Mon cher Maucroix,

     

    C’en est fait de moi, c’en est fait de ton ami. J’ai eu ce duel, ce matin aux aurores, contre mon bon capitaine Poignant. Il était entendu que nous ferions semblant, mais l’herbe, la rosée, et ses semelles lisses l’ont fait glisser l’épée en avant, et voilà que la lame me traverse le corps. Je tombe, je perds ma connaissance, on m’emporte chez moi, on me frotte les tempes et le corps avec des sels. J’ouvre les yeux et je découvre, penchés sur moi, en larmes, les visages de Marie et de Poignant. Nous nous embrassons tous trois, en pleurant.

    En ce moment, je suis seul dans la chambre, les médecins m’ont quitté avec des paroles de réconfort mais je sais que la vie m’abandonne. J’ai la faiblesse de me laisser aller à la peur, de lutter mal contre de brefs assauts de terreur ; et pourtant je me prends à espérer que la Parque n’est pas implacable, que quelque part peut-être on l’entretient sur l’utilité de me laisser la vie.

    Point de carnaval de Reims cette année, alors. C’est là que tout a commencé, il y a un peu plus de douze mois, tu le sais. Je ne regrette rien. Je n’ai jamais vécu d’instants plus plaisants qu’en ces jours où les dames dans les salons écoutaient nos vers, nos histoires égrillardes, nous galanteries, promenant de toi vers moi leur regard indécis semblant dire : « Quel est celui des deux qu’il faudrait pour la nuit ? » Jamais nous n’avions connu tant de faveurs, nous prenions à Morphée pour donner à Vénus, Paphos ne fut jamais mieux visitée que par nous en ces temps. Au cabaret La fleur de lis où nous allions le soir, on parle encore de tous nos appétits, des pichets de ce vin rouge velours qui donne bon teint aux chanoines de la cathédrale venus toujours nous tenir compagnie, parfois jusqu’au petit matin, aux tables de perdition, juste avant leur messe.

    Tu ne sacrifiais pas tes jours de visite aux abbayes de femmes. Je fus avec toi plus souvent à celle de Saint-Pierre près de la cathédrale. Les charmantes heures que nous y vivions ! C’est là que tu me présentas avec cérémonie « Claude-Gabrielle Angélique de Coucy de Mailly, abbesse de Sainte-Marie de Mouzon à Rethel ». Ce que tu ne pus sentir à cet instant, c’est l’émotion violente de mon cœur pour un visage aussi charmant, pour la grâce de la révérence qui répondit à la mienne. Il y a  ceci d’attirant pour l’homme vers les femmes d’Église, que leurs robes à longs plis, noires et sans artifices, cachent moins bien le charme naturel du corps que n’importe quel assemblage ouvré de soie et de dentelle porté avec coquetterie par nos courtisanes de vingt ans. C’était l’âge d’Angélique ; et sa robe austère, son voile souple ajoutaient à sa personne d’ineffables séductions propres à doubler le plaisir qu’on eût pu voler à la voir seule et recueillie, nue dans l’antichambre de la vêture.
    Avant le retour, Mademoiselle de Rambouillet, la supérieure, voulut que nous prenions quelques forces et demanda qu’on allât quérir des fruits dans la resserre. Je reçus le regard d’Angélique comme un éclat de feu au moment où elle disait, résolue :  « N’appelez pas, ma mère, j’irai. » Et la voilà partie, je la suis bientôt. Elle a déjà descendu quelques marches dans l’escalier sombre qui conduit aux lieux frais. Avant de descendre aussi, je pousse derrière moi une porte qui grince. C’est l’obscurité. Je ne vois plus Angélique, j’entends seulement son souffle. Tout cela, Maucroix, ne dure qu’une seconde. « Où êtes-vous ? » Je sens ses doigts sur ma bouche. Je ne dis plus rien. Imagine, Maucroix, le charmant voyage que firent mes mains passant dessous l’étoffe, il fut bref, mais je reconnus Psyché, je te l’assure. Quel Zéphire nous eût emportés, vers quel ciel, si un rustre de serviteur n’eût ouvert cette porte qui grinçait, nous faisant dévaler, plus vite qu’on ne peut dire, jusqu’à la resserre où je pus l’étreindre encore avant que le maraud, survenant, empêchât tout.

    Tu ne t’aperçus de rien sans doute quand nous revînmes les bras chargés de pommes que je croquai sans délices.

    Je retournai de Reims à Chaury avec dans ma mémoire ce souvenir exquis, lumière bientôt soufflée sitôt franchi le seuil de mon logis. Marie, ma femme, savait tout. Enfin presque tout. Elle savait nos excès de taverne, nos nuits agitées, les autres nuits aussi ; elle devint un orage avec des phrases tempétueuses, des éclairs dans les yeux. Oh ! Je ne souffris guère de ces remontrances, même quand elle me promit qu’avant qu’il soit longtemps, je serais cornu moi aussi.

    Il advint que quelques semaines plus tard, les Espagnols entrèrent dans Rethel, chassant les sœurs de l’Abbaye. Voilà donc Angélique sur la route, qui gagne Reims où on lui recommande de chercher refuge plus près de Paris. C’est ainsi qu’elle arrive sous mon toit à Chaury. Tu vois quel émoi se saisit de toute ma personne. Dans sa course, elle avait perdu le voile. Oh ! La tête charmante aux cent mille rayons de soleil dessinant des boucles de souplesse en forme de pièges pour retenir le temps ! Marie avait senti l’histoire. Dès le lendemain, après le dîner, elle quitte la salle disant qu’elle partait chez son frère Héricart pour ne revenir qu’en basse soirée. Elle s’en va. Je me lève, Angélique aussi, nous ne pouvons attendre. La voilà assise à moitié sur la table, la gorge offerte, les joues en feu. Je sens que je suis en dispositions telles que je puis lui ravir sa respiration jusqu’à la suffocation. Mes mains reprennent le voyage interrompu dans la resserre de Reims. Sous la robe noire à longs plis, sais-tu qu’il n’y eut point la médiation de quelque autre étoffe avant que j’atteignisse des splendeurs nées d’abord dans l’opposition du sombre de l’habit glissant lentement, avec la lumière de la chair en relief par des galbes inégalés. J’allais franchir l’ultime degré lorsqu’un bruit me fracasse les oreilles : c’est la porte de la salle qui s’ouvre, perd deux vitres en heurtant le mur à toute force, et Marie, oui, ma femme, plantée sur ses deux jambes comme un Suisse qu’on menace, qui vomit sa fureur en des mots que je t’épargne. Honte. Je fus des jours et des jours sans pouvoir rien faire qui ressemblât à ce que je suis au quotidien.

    À Chaury, on apprit tout, on en fit des gorges chaudes. Le lendemain du départ d’Angélique, Marie prit un amant. Ce fut mon bon ami le capitaine Poignant qui logeait chez moi en attendant d’aller combattre l’Espagnol. Elle se montra avec lui, révéla volontiers quels divertissements elle prenait en sa compagnie, et cela dura tant que les bourgeois de Chaury s’en indignèrent, qu’ils jugèrent ma patience comme une lâcheté ignoble où j’allais perdre tous mes amis. Il m’importait peu à moi d’être cocu et j’eusse été le plus heureux des hommes si on n’en avait rien su. Mais voilà, la rumeur mécontente gonfla tant qu’il me fallut bien obéir. Un soir, je dis à Poignant : « Ils ne nous lâcheront que nous n’ayons croisé le fer dans quelque aube prochaine. Soit, mon ami, dit-il, nous croiserons puisqu’ils le veulent. Nous croiserons avec une lenteur concertée selon les passes que je vous montrerai. »

    Plusieurs soirs, en secret, je m’exerçai avec lui à l’épée. Nous nous embrassions après le combat et continuions jusqu’aux heures tardives de la nuit nos tranquilles conversations.

    Hier, vers midi, j’ai profité que nous nous rencontrions, lui et moi, au carrefour du Beau-Richard, près des Halles, où tous les bourgeois se rassemblent. J’ai crié : « Capitaine Poignant ! » Ils n’attendaient que cela. Ils ont fait cercle autour de nous. « Capitaine Poignant, ai-je repris, soyez demain aux premières lueurs dans la prairie du Nord, à l’orée du petit Bois, il nous faut régler un compte ».

    Combien étaient-ils, ce matin, dans la prairie du Nord, conduits aux aurores par la bêtise, par l’envie, la cruauté, la médisance ? Je n’en sais rien. Il y avait aussi des femmes et des enfants ; et tout cela formait un murmure qui a grossi à notre arrivée avant un silence de mort au premier bruit des fers. En passant devant l’auberge, j’avais commandé pour le capitaine et moi un bon dîner pour le midi, puisqu’il était convenu qu’il n’aurait qu’une égratignure. Je nous voyais déjà, trinquant à table, sous la mine déconfite des bourgeois mécontents. « Vous le vouliez, ce duel, eussions-nous dit, eh bien, ne l’eûtes-vous point ? » C’est au moment où je me mettais à rire franchement de cette remarque prévue que j’ai senti du piquant dans le foie. Cela sortira, ai-je pensé, mais cela s’enfonçait, et croissait la douleur. Elle s’est faite puissante, insupportable, semblant parcourir exactement l’inverse du chemin qui conduit au plaisir avec les femmes ; je suis sûr pourtant que cela procède des mêmes causes, que c’est l’envers et l’endroit de lieux trop obscurs pour que le diabolique et le divin n’y soient unis à nous tromper, nous les hommes, pour notre perte.

    Je me suis retrouvé dans mon lit d’où je t’écris ces mots. J’ai perdu beaucoup de forces depuis tout à l’heure. Le drap dont on m’a ceint la taille se tache en surface, cela signifie que le sang coule, cela signifie, Maucroix, que je m’en vas…

     

     

    À Marie Héricart

    Avril 1658

    Ma chère Marie,

     

    Aucun empêchement n’aurait raison de mon intention de célébrer ton mariage à Chaury dans le mois qui vient. Au moment où je trace ces mots, j’aperçois dans le jardin du presbytère les cerisiers fleuris de blanc, de rose et je prétends que c’est un gage de bonheur pour toi. Transmets mon salut au capitaine Poignant, ton futur mari. J’apprends la mort du père de Jean, Charles de la Fontaine, Jean dont je conserve toujours l’ultime lettre, avec ces derniers mots qui furent pour moi : « Maucroix, je m’en vas. »Il faudrait qu’un jour nous soyons tous deux, avec du feu et du silence, nous parlerions de lui, il me manque tant. Je voudrais le pleurer dans des bras qui l’ont aimé.

    De tout cœur,

    Abbé Maucroix

    Chanoine de l’Église cathédrale de Reims

    Jean-Joseph Julaud – 22 mars 1992, récit paru dans « Mort d’un kiosquier » publié en 1994

    ***

    La réalité : en juin 1657, La Fontaine a affronté en duel son ami le capitaine Poignant, l’amant de sa femme. Sous le regard déçu des bourgeois de Château-Thierry, le duel fut de pure forme et l’aventure se termina chez l’aubergiste autour d’un bon dîner.

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