• Contre la tristesse

    by  • 3 décembre 2015 • Poème quotidien • 2 Comments

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    Contre la tristesse

     

    Un poète, en général, c’est triste. Sur les portraits, ça tire une tête lugubre, ça se donne des airs exprès pour faire peur aux enfants, pour inquiéter les gens.

    Ça prend la pose, ça fait semblant de penser à des choses supérieures, de s’en aller vers des lieux étranges, des monts mystérieux où tient boutique un marchand de secrets.

    Ça redescend sur terre, l’air distrait, préoccupé, avec deux ou trois mystères en solde dans les poches « Si je n’écris ce que je sais, la terre va-t-elle tourner encore ? ».

    Mais parfois, un poète, c’est plus proche des gens, ça écrit des choses qu’on comprend. Alors on se sent intelligent. On a de l’estime pour soi, et pour lui.

    Ça devient un ami, quelqu’un de nulle part, rangé dans le hasard entre deux volumes. Et le soir, quand les petites tristesses s’allument çà et là dans l’inquiétude d’être, on promène sur les rayons de la bibliothèque une main flottante.

    Tiens, voilà Francis Jammes. J’ouvre sa porte. Un village, des enfants, des fleurs de toutes sortes, et des ânes gentils occupent sa maison. Des flammes comme une onde dessinent au plafond l’indécis, entre le rêve et le souci.

    Je m’avance, j’entre dans une pièce, et je dis « Je viens pour ma tristesse ».

    Alors, au fond de moi, pendant que je lis, la voix de Francis Jammes qui est au paradis, me parle de la neige et d’un grand feu de bois, d’une pipe à bout d’ambre.

    C’est peut-être décembre, ou juin, ou quelque mois sans nom. Il y a dans les mots comme des flocons. Il y a des étoiles. Et tout cela s’anime dans l’âme blessée, et c’est comme une douce averse dans la pensée.

    Lisez « Il va neiger ». Lisez-le lentement. La ligne prend son temps pour descendre la page. Votre tristesse passe entre les images, s’enfuit.

    Passez une bonne nuit.

     

     

     

    Il va neiger…

     

    Il va neiger dans quelques jours. Je me souviens

    de l’an dernier. Je me souviens de mes tristesses

    au coin du feu. Si l’on m’avait demandé : qu’est-ce ?

    J’aurais dit : laissez-moi tranquille. Ce n’est rien.

     

    J’ai bien réfléchi, l’année avant, dans ma chambre,

    pendant que la neige lourde tombait dehors.

    J’ai réfléchi pour rien. A présent comme alors

    je fume une pipe en bois avec un bout d’ambre.

     

    Ma vieille commode en chêne sent toujours bon.

    mais moi j’étais bête parce que ces choses

    ne pouvaient pas changer et que c’est une pose

    de vouloir chasser les choses que nous savons.

     

    Pourquoi donc pensons-nous et parlons-nous ? C’est drôle ;

    nos larmes et nos baisers, eux, ne parlent pas

    et cependant nous les comprenons, et les pas

    d’un ami sont plus doux que de douces paroles.

     

    On a baptisé les étoiles sans penser

    qu’elles n’avaient pas besoin de nom, et les nombres

    qui prouvent que les belles comètes dans l’ombre

    passeront, ne les forceront pas à passer.

     

    Et maintenant même, où sont mes vieilles tristesses

    de l’an dernier ? A peine si je m’en souviens.

    Je dirais : laissez-moi tranquille, ce n’est rien,

    si dans ma chambre on venait me demander : qu’est-ce ?

     

    Francis Jammes

     

    Extrait de  ÇA NE VA PAS ?… Manuel de poésiethérapie – éditions du cherche midi, 2001

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    2 Responses to Contre la tristesse

    1. Laure Rexouglixam
      19 juillet 2015 at 17 h 56 min

      …Ou sinon, pour lutter contre la tristesse, on peut répéter sans se lasser ce vers d’Antoine Blanc :
      Crois-tu de ce forfait Manco-Capac capable ?

      • jjj
        23 juillet 2015 at 12 h 52 min

        Un cas, cet Inca…

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