• Armes égales

    by  • 21 décembre 2015 • Textes à lire • 0 Comments

    16-17 juillet 1942 - La rafle du Vél d'Hiv

    16-17 juillet 1942 – La rafle du Vél d’Hiv

    Nouvelle parue aux éditions La Maison bleue, groupe Edimark, en 2011. Thème : le libraire.

    Armes égales

    Non. Hayim, fils de Tsoar fils de Chimone. Non.  Hayim franchit le pont de bois qui relie à Varsovie le petit et le grand ghetto. Non. Ils n’iront pas plus loin. Jamais, jamais depuis que le roi Assuérus décida la mort du peuple judéen voilà vingt-cinq siècles, jamais depuis qu’Esther l’en dissuada, dévoilant ses origines cachées afin de sauver les siens, jamais n’est revenue dans la tête d’un roi où parfois la folie grimpe et se cabre, jamais n’est revenue l’image d’un peuple à tuer, tout entier, jusqu’au dernier. Non. Sarina, dit Hayim, Sarina, ils ne le feront pas. Sarina, petite princesse, Hayim la cherche partout depuis la veille. Elle n’est pas chez son père Adriel, elle n’est pas chez son oncle Moché, et leur repaire dans le petit ghetto est vide. Deux pièces où, depuis l’enfance, ils ont décidé de changer le monde. Deux pièces où s’élèvent du sol au plafond des colonnes de livres. Des livres seulement. Parce que le monde sans leurs pages perd la mémoire, et qu’un monde sans mémoire alimente son ivresse à la stupeur des tueries. Sarina, petite princesse, as-tu rangé dans ton esprit les passages de Tolstoï et de Dostoïevski qu’avant-hier nous avons choisis ? Hayim lui parle comme si, quittant le pont de bois, elle était là, tout près, laissant derrière eux couler dans la rue basse le flot tranquille de la haine sans nom. Moi, dit Hayim, je connais sans erreur les passages de Rousseau qui ont troublé tes yeux, et j’ai appris, dans Stendhal, les doutes de Madame de Rénal, je sais sans hésiter les credos principaux de Voltaire, ceux de Victor Hugo… Hayim repasse et vérifie la liste des textes sûrs, bien rangés quelque part entre sa tête et son cœur, il ne sait trop où, même si quelquefois, certaines phrases le font frémir tout entier. Des phrases pour changer le monde. Sarina et Hayim en sont sûrs : porter en soi la littérature et la servir, intense et pure, à celui qui dans le silence des brutes dégaine son pistolet, c’est gagner l’éclair nécessaire qui fond les consciences dans la nécessité d’être. Sarina et Hayim ont mis au point cette arme toute neuve, aux munitions inépuisables, une arme redoutable, capable, ils le savent, de gagner toutes les guerres. Mais où est Sarina ?

     

    Sous le pont de Bois qui relie les deux ghettos de Varsovie, les rumeurs de la haine tranquille provoquent d’amples vagues, mauvaises et paresseuses. On chuchote partout. On dit que bientôt il ne restera rien du ghetto de Varsovie. Le ghetto… Dans la République de Venise, en 1516, on imposa aux Juifs de vivre sur un îlot où avait longtemps fonctionné une fonderie : l’îlot du Geto entouré d’un rempart dont les portes étaient verrouillées avec soin chaque soir. Quiconque issu du Geto était trouvé la nuit dans la ville de Venise pouvait finir sa vie au cachot. Quiconque s’échappe du ghetto de Varsovie sera exécuté, voilà ce que la haine tranquille fait monter jusqu’aux oreilles d’Hayim qui s’arme jusqu’aux lèvres de phrases percutantes et d’imparables tirades avant de foncer dans la nuit vers Paris. Sarina, a-t-il écrit sur une ardoise dissimulée entre les livres étrangers, leur ardoise depuis dix ans, porteuse de douceurs à dire et penser d’abord, et maintenant de tendresse amoureuse puisqu’ils en ont l’âge, dix-sept ans, presque dix-sept ans, Sarina, je ne sais où tu te trouves, le temps d’agir est venu, ou bien nous allons être anéantis. Je me fonds dans la rumeur, ne crains rien, les ténèbres sont trop épaisses pour qu’on me reconnaisse, je m’en vais dans la patrie d’Hugo et de Voltaire, il faut que je rencontre cet esprit français qui gouverna longtemps le monde ; avec son aide, nos armes vaincront. Sarina, attends-moi, où que tu sois, ou rejoins-moi. Je logerai chez ma tante Livna, avenue Emile Zola, rappelle-toi, Zola « … la vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera… », ma tante Livna qui nous accueillit voilà cinq ans et nous conduisit voir un spectacle de hockey sur glace, au Vélodrome d’Hiver.

     

    Cinq heures du matin. 16 juillet 1942. Rue Emile Zola. Paris. Coups de poings contre une porte d’entrée au cinquième étage.

    –          Vous vous prénommez Livna…

    –          Oui, monsieur le policier, monsieur le policier…

    Ils sont deux, sans regard, sans âme.

    –          Suffit ! Et lui ?…

    –          Mon neveu, Hayim… Que se passe-t-il ? Qu’avons-nous fait ?

    –          Veuillez nous suivre…

    Hayim s’est porté en avant, levant la main en signe de paix devant les faces blafardes et agacées des hommes à képi. Avec son accent encore tout frais des matins de Varsovie, il a dégainé ses phrases en flèches à pénétrer n’importe quelle pensée, ses extraits et ses condensés des acmés qu’il croyait les plus irrésistibles, ceux qui devaient emporter dans le flot de leur mots serrés les têtes de buses et de brutes. Stupéfaits, dans la torpeur de naphtaline où leur uniforme propre les plonge, les deux policiers explosent d’un rire épouvantable qui dévale les cinq étages et continue dans le rue, jusqu’au Vél d’hiv, ou presque, parce qu’ils se reprennent, les deux hilares, on n’est pas au cirque !

    –          Entrez là-dedans…

    –          Qu’avons-nous f…

    –          Silence.

    Cinq jours. Cinq jours sans rien savoir, sans eau, sans pain. Cinq jours à voir ceux qui s’effondrent, ne bougent plus, ne disent plus rien. Cinq jours d’enfants poignants aux visages de cent ans. Et puis le train vers Auschwitz. Le wagon, hommes : quarante ; chevaux : huit. Hayim seul, Livna morte dès le troisième jour, sans une larme sur la terre qui l’a trahie. Hayim qui va de l’un à l’autre et panse avec des mots, Hayim qui ferme des yeux, clôt des soupirs ultimes avec des phrases parfaites qui donnent à l’agonie l’allure d’un départ digne.

    Auschwitz-Birkenau. Hayim ne cherche pas à comprendre pourquoi un grand hasard le met en face d’Adriel qui lui montre la fumée s’échappant de fours d’enfer. Sarina ne s’écrit donc plus qu’en alphabet de larmes. En voilà trop pour Hayim qui réduit sa pensée comme dans la tempête on réduit la toile, et se laisse porter dans le mouvement de la foule qui piétine une sorte d’amnésie exhalée par la terre sans rime et sans raison : c’est la traversée de l’insensé. Adriel ne quitte pas Hayim. Il lui montre par-delà les miradors un homme élancé que termine une casquette vert de gris au bord supérieur dressé comme une crête de saurien.

    –          C’est lui, le chef de nos destins ici…

    –          Que sais-tu de lui, Adriel ?

    –          Hayim, ce que je sais, je l’ai appris de l’un des nôtres qui l’a approché…

    –          Il nous envoie tous à la mort, Adriel…

    –          …

    –          Qui est-il ?

    –          C’est un lettré, tout un soir, il a dit de mémoire des poètes de France, des Rimbaud surtout… Tu connais tout cela, Hayim, tu avais foi en tout cela…

    –          Et puis ?…

    –          Et puis on l’entend se bercer des grandes pages des littératures du monde… La baraque, là-bas, près des fours, Hayim, est emplie des plus belles œuvres écrites depuis des siècles.

    –          Mes armes… Aux mains de mon bourreau…

    –          Ici, on l’appelle le libraire.

     

     

    Jean-Joseph Julaud

     

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