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    by  • 19 décembre 2015 • Textes à lire • 0 Comments

    Le Café de la Mairie, place Saint-Sulpice, Paris

    Le Café de la Mairie, place Saint-Sulpice, Paris

    Nouvelle parue aux éditions  « La Maison bleue ». Thème 2012 : la traversée.

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    Il a bien fallu que je sorte tout à l’heure. Depuis trois jours, je remettais de me rendre à la librairie qui fait l’angle de la rue de Mézières, rue que vint habiter en 1821, Sophie Trébuchet, épouse Hugo, quelques mois avant de mourir à quarante-neuf ans, d’une congestion pulmonaire. Je dis cela, je me répète cela parce que de la sorte, je déjoue la traîtrise des trottoirs aux surprises assassines : petites ornières masquées par la lumière rasante qui découpe tout vif avec ses lames mon regard, jusqu’à ce qu’il s’effondre ; dépressions sournoises où je vois la bouche d’un monstre affreux qui pourrait m’aspirer d’un seul coup vers les entrailles de l’éternel tourment.

    Ô dieu des pierres et des terres, divinités du minéral qui régissez l’équilibre, âme des arbres qui existez puisque je vous sens pensives et parfois goguenardes lorsque je vous longe, pourquoi, pourquoi moi ? Que m’est-il arrivé ? Moi qui jadis, et non naguère, car il y a si longtemps, moi qui faisais de chaque seconde une note chantée ou sifflotée vers le ciel, moi qui tenais entre mes mains le monde en équilibre, moi, si sûr des frontières du visible, si prudent aux abords de ses limites, moi, gouverneur de certitudes, gardien des repères du jour, moi, toujours présent à l’endroit où mon corps me portait, que m’est-il arrivé ?

    Jour insensé, jour arraché au corps du temps ainsi qu’on ampute un vivant, non pas dans un lit de chirurgie mais sanglé sur un travail de torture… Voilà dix ans, je sortais groggy du cours que je venais de donner en amphi. Deux heures qui m’avaient comme à l’accoutumée, rendu ivre, saoul de bonheur, les oreilles bourdonnant encore des idées que j’aimais affoler comme ces monstrueuses roues d’acier mises en branle par des machines à vapeur dans les usines du siècle de fer. J’étais le spécialiste de Kierkegaard. Tout ce que ma fac et les facs des environs comptait d’anxieux chroniques, de terrorisés de tout poil, de tendus à rompre, venait prendre place chaque mercredi, de 16h à 18h, pour écouter mon cours, sûr que les théories du sombre Danois allaient dénouer leur gorge, ôter les plombs de leur poitrine, couper les invisibles filins tendant leurs nerfs capables de tout.

    Leurs regards comme des brasiers de guerre demeurent en ma mémoire, continue de se consumer. Leur terreur bouleversante me pousse parfois vers le sanglot. Mais je n’y cède pas. Je paie, maintenant.

    Est-ce cette concentration d’affolés de tout qui m’a détruit ? Est-ce la prolifération d’un germe malin dont ils étaient porteurs, germe grignotant, dans le cerveau, les principes de l’équilibre du corps et de la pensée, qui m’aurait atteint, sans remède ? Est-ce mon passage quotidien tout près de puissantes lignes électriques qui auraient surchargé une partie de mes synapses, incapables désormais de me transmettre la raison ? Que m’est-il arrivé ? Pourquoi ?

    Il était 18h15, voilà dix ans. Je venais de sortir de l’amphi. Planté au sommet de l’escalier extérieur conduisant au parking découvert où m’attendait ma voiture, je suis devenu de pierre, de roc, aussi froid que le granit, incapable d’un pas et pourtant, en moi, l’enfer venait d’installer sa boutique d’incandescence, son commerce fou.

    Planté là. La route, la place, les bâtiments d’en face, les arbres à gauche, à droite, les voitures, les gens habillés en fantômes, tout est devenu migraine insoutenable. Tout s’est descellé du raisonnable, s’est mis à danser de façon imperceptible. La panique, la grande panique, la vraie, l’aristocrate terreur, la phobie majeure est entrée dans tous mes pores. J’ai cru devenir fou, j’ai cru mourir tout d’un coup, j’ai retenu mes mains qui pouvaient peut-être étrangler un chien trottinant par là, un passant, j’ai retenu mon corps révolté contre ce que ma vie lui imposait, contre ces recherches monomaniaques sur Kierkegaard, ce presque viol du luthérien. Et depuis ce jour où je ne suis plus rien, traverser une place vide, ou quelque lieu ressemblant, me crucifie. Je vis reclus, je ne sors pas. Chaque jour, j’envie les estropiés, les diminués du corps, si leur esprit n’a rien perdu ; j’envie les aveugles, les paralytiques, si leur sourire traduit la claire pensée qui les gouverne.

    Sophie Trébuchet et ses fils vinrent vivre au n° 10 de la rue de Mézières… Ces indices historiques appris par cœur sont devenus mon carburant pour atteindre la librairie. Je rase les murs. Je ne pense à rien d’autre, je me récite ce qui peut passer pour du savoir mais ne possède d’autre fonction que celle de maintenir au lieu où ils se trouvent les immeubles de la rue Bonaparte, ceux de la rue Palatine, le commissariat du VIe – combien, parfois, j’aimerais m’y réfugier pour être protégé de la démence du monde -, l’hôtel des impôts, le Café de la Mairie…

    Aujourd’hui, tout va changer. Tout doit changer. Je me suis calé, terrifié, au coin de la place Saint-Sulpice. Et je vais – je l’ai tenté cent fois, en vain – je veux, je vais traverser la place.

    Mathilde ? Toi ? Là-bas, à l’extrémité d’une diagonale passant par la fontaine des quatre évêques, toi, Mathilde ? Je te vois, tu m’aperçois et penche délicieusement ton cou vers moi. Vers notre passé ? Dix ans que tu as quitté l’amphi le jour où tu as compris que j’avais épousé la philosophie, et que, même si nous avions parlé d’amour et de mariage, un soir d’intimité exquise et coupable, tu ne serais jamais qu’une idée de plus dans le balluchon de ma vie.

    Mathilde, ta main semble caresser le ciel, elle me dit « Viens, viens, allez, viens… »

    Je viens, Mathilde.

    « Eh bien, tu en as mis du temps, François !… » Et tu me racontes : « …d’Equateur, oui, j’arrive de Quito. Mon travail… Depuis dix ans, j’ai sillonné tous les ciels et toutes les mers, j’ai grimpé sur la pyramide du Soleil à Teotihuacan, j’ai pêché avec les Inuits, je me suis perdue à Shanghai, j’ai pleuré sur la tombe de Gauguin aux Marquises… Un jour, j’ai pris un bateau à Bali, la terre a tremblé et les vagues ont failli nous jeter sur des rochers. J’ai eu peur, François, la plus belle, la plus grande peur de ma vie. Une autre fois, au-dessus du Niger, les moteurs de l’avion où je somnolais se sont arrêtés, l’avion s’est brisé à l’atterrissage, j’ai survécu, pas une égratignure ! Des aventures encore… ces taxis de brousse poursuivis par des éléphants dont je sentais presque le souffle et surtout la colère, ces escalades au Tibet vers des sages figés devant… leur ordinateur ! Oui, François, leur PC ! Et des routes de la mort, des vertiges, des terreurs… Mais jamais, François, jamais je n’ai rencontré à travers tout cela, la face explicative de ton Kierkegaard, jamais sa philosophie ne m’est venue en aide pour vivre, pour dépasser… pour accepter tu sais quoi, enfin, pour renoncer à toi… »

    Ton regard soudain, Mathilde… Tu recomposes mon visage à l’aune de ce qu’il fut et tu te dis, je le devine « Quel ravage ! »

    Tu poursuis : « J’ai traversé l’Alaska, le détroit de Béring, la Patagonie, j’ai traversé le Venezuela… » Tu continues encore, et tu t’arrêtes. Nous sommes assis à la terrasse du Café de la Mairie. Il fait doux. Les premières feuilles essaient dans la brise des grâces naïves et des transparences qui taquinent le soleil. Là, devant moi, un champ de bataille, la place, gagnée à l’économie : pas un seul mort ! Sophie et ses garçons Abel, Eugène et Victor, la rue de Mézières, n°10, c’est fini ! Je suis au pont d’Arcole.  « Bonaparte, c’est bien la rue Bonaparte, à droite, François ? » Non, Mathilde, Bonaparte, c’est moi, victorieux, couvert d’une gloire tranquille, invisible. Triomphe intime qui lâche vers le ciel, comme un trop plein de musique neuve, un sifflotement de trois, quatre notes… Tu souris. Tu continues :

    « J’ai aussi traversé… Mais toi, toi, François, raconte, ta vie, raconte-moi »

    « Moi ? Eh bien, j’ai traversé… J’ai traversé…la place Saint-Sulpice, oui, c’est cela, seulement cela… »

    Et je voudrais ajouter « Et je suis guéri »

    Mais je ne dis rien. Tu l’as compris.

     

     

    Jean-Joseph Julaud

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