• Fantaisie

    by  • 8 avril 2013 • Poème quotidien • 0 Comments

    Fantaisie

     

    Il est un air pour qui je donnerais
    Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber ;
    Un air très vieux, languissant et funèbre,
    Qui pour moi seul a des charmes secrets.

    Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
    De deux cents ans mon âme rajeunit :
    C’est sous Louis treize… Et je crois voir s’étendre
    Un coteau vert que le couchant jaunit,

    Puis un château de brique à coins de pierre,
    Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
    Ceint de grands parcs, avec une rivière
    Baignant ses pieds, qui coule entre les fleurs.

    Puis une dame, à sa haute fenêtre,
    Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens…
    Que, dans une autre existence peut-être,
    J’ai déjà vue ! – et dont je me souviens !

    Gérard de Nerval – Odelettes, 1853

     

    Gérard de Nerval (Paris 1808-1855)

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    Nerval dans « La Poésie française pour les Nuls » (2010) :

    Gérard de Nerval, l’inconsolé

    Gérard de Nerval est devenu fou le 21 février 1841. Il avait trente-cinq ans. Ce sont les hommes qui l’ont déclaré tel. Les mots, sans doute, savaient parfaitement où ils voulaient le conduire en le déroutant, et nous emmener, nous lecteurs myopes, ignorant que chaque terme, loin d’être une fin en soi, ouvre sur l’infini.

    Les temps lucides

    « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé / Le prince d’Aquitaine à la tour abolie / Ma seule étoile est morte et mon luth constellé / Porte le soleil noir de la mélancolie »… On ne sait trop pourquoi les mots, parfois, semblent s’enchanter eux-mêmes, devenir autonomes, s’affranchir de l’espace, du temps, s’emparer du lecteur qui les parcourt, le transporter ailleurs, dans l’indécis de la pensée où le cœur guetteur les attend. On ne sait trop quel commerce intime, mystérieux, Gérard de Nerval a entretenu avec les mots, quel monde ils lui livraient, pourquoi ils l’avaient choisi, lui, afin de composer l’homme à leur façon, afin de le forcer enfin à  voir au-delà de leurs remparts.

     

    Le visage de sa mère

    Nerval n’était pas Nerval. Il était né en 1808, laissé en nourrice à Loisy, puis élevé à Mortefontaine, auprès d’un grand-oncle aubergiste, pendant que son père, Étienne Labrunie, chirurgien des armées napoléoniennes, s’en allait vers la Silésie, accompagné de son épouse, mère de Gérard, Marguerite Laurent. Là-bas, à Glogau, Marguerite meurt. Étienne continue de servir dans l’armée impériale. En 1812, il passe la Bérézina, perd tous les objets, les bijoux, les portraits miniatures qu’il conservait d’elle. Après avoir été fait prisonnier, il rentre à Paris en 1814, tend à son fils de six ans ses mains vides : Gérard ne verra jamais le visage de sa mère.

    Nerval ? D’où vient ce pseudonyme que se choisit le poète ? Observez le nom de sa mère : Laurent. Enlevez la lettre t ; puis lisez le reste à l’envers – sachant qu’en lettres d’imprimerie ancienne, la lettre u et la lettre v se confondent. Lauren se lit ainsi Nerval. Mais observez aussi Labrunie, le nom du père du poète : vous y trouvez aussi les lettres qui composent Nerval – reste deux lettres : bi, qui prennent leur sens puisque Nerval s’est toujours dit habité d’un autre soi-même. Quelle est alors l’origine de Nerval ? Peut-être une troisième solution : l’emprunt du nom de Nerva à un modeste bien maternel dans le Valois – Nerva est aussi le nom d’un empereur romain…

     

    Gérard en bataille

    Excellent élève au lycée Charlemagne, il y devient l’ami de Théophile Gautier, son condisciple, publie ses premiers vers à dix-huit ans, traduit Faust de Goethe, obtient les félicitations de l’auteur lui-même. Voilà Nerval célèbre dans le petit monde des lettres à Paris. Ami de Victor Hugo dont il a adapté pour la scène le roman Han d’Islande, il est en première ligne lors de la bataille d’Hernani en 1830, affrontement entre les classiques qui défendent le théâtre à l’ancienne avec ses nobles tragédies et ses divertissantes comédies, et les romantiques qui veulent tout rassembler dans un genre dramatique nouveau. Pendant l’épidémie de choléra, en 1832, Etienne Labrunie demande à son fils de l’assister auprès des malades. A la fin de l’année, Gérard s’inscrit à l’école de médecine, sans conviction. Il préfère la joyeuse compagnie des poètes du Petit Cénacle

    Nerval en prison

    On chahute beaucoup dans le Petit Cénacle romantique des « Jeunes France » de Théophile Gautier. On boit beaucoup, on s’agite, on monte des farces d’un goût douteux. On se débraille en chantant à tue-tête jusqu’au petit matin, on fait du « bousin », du « bousingot », termes de l’argot de la marine anglaise signifiant : tintamarre. On décide de publier un recueil de textes : Les Contes du bouzingo… qui ne comptera qu’un numéro. Les Jeunes France font tant de bousin, de barouf comme ils disent aussi, qu’à la fin de 1831, la police arrête plusieurs d’entre eux et les emprisonne, dont Nerval… Rapidement libéré, il retourne en geôle quelques mois plus tard, pour la même raison. Est-ce à cette occasion qu’il nous offre cette fantaisie composée en 1832, cet air très vieux, languissant et funèbre, publié dans le recueil Odelettes en 1835 ? Peut-être…

    Pour Jenny

    1834. Un héritage lui permet de voyager en Italie et de se ruiner dans la création d’un journal « Le Monde dramatique » pour les beaux yeux de celle dont il est tombé amoureux : l’actrice Jenny Colon. Sans cesse porteur de mille projets d’écriture, il n’en réalise que fort peu, collabore cependant fructueusement avec Alexandre Dumas pour des pièces à succès. En 1840, il voyage en Allemagne, est envoyé en mission à Vienne où il rencontre Frantz Liszt, tombe amoureux, sans retour, de Marie Pleyel, pianiste virtuose, belle-fille du fabricant de pianos ; deux ans auparavant, Jenny Colon a épousé un flûtiste.

     

    Une anecdote

    Le homard n’aboie pas

    Un jour de printemps, dans le jardin du Palais-Royal à Paris, on flâne, on croise d’autres flâneurs et soudain, on se retourne : cet homme-là qui passe tient en laisse… un homard ? Vraiment, un homard ? Oui, un ruban bleu l’y relie. Etrange, insolite. Qui est cet homme lent au regard perdu sous des paupières rêveuses, cotonneuses ? C’est Gérard de Nerval, le poète. On entend quelqu’un qui lui demande pourquoi il se promène en si bizarre compagnie. Et Nerval répond : « En quoi un homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ? J’ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n’aboient pas… » Dont acte.

    Poésie à la folie

    Survient le 21 février 1841… Nerval est interné une première fois dans une clinique rue de Picpus, puis, en mars, à la clinique du docteur Blanche à Montmartre. Quatre mois plus tard, l’aimée de passion sans retour, Jenny Colon meurt. Nerval part en Orient à la fin de 1842, il n’en revient qu’en 1844, après avoir visité l’Egypte, le Liban, la Turquie, séjournant à Naples sur le chemin du retour. Il écrit pour des revues des articles  qui seront rassemblés en un livre portant ce titre : Voyage en Orient.

    Promenades hallucinées

    Sa rêverie le conduit toujours dans un passé étrange où se superposent les visages de ses compagnes d’enfance et ceux des songes qui le traversent où se mêlent l’au-delà, l’alchimie, l’astrologie. De ces promenades hallucinées, il rapporte la trace écrite et fantastique. De nouvelles crises de folies le conduisent chez le docteur Blanche en 1853, année de la publication de proses et poèmes rassemblés sous ce titre « Les Petits châteaux de Bohème ». En 1854 paraît l’ensemble de poèmes Les Chimères. Le 25 janvier 1855 au petit matin, par -18°, rue de la Vielle Lanterne, près du Châtelet, Nerval est retrouvé pendu à une grille. Que s’est-il passé ? Nul ne l’a su, nul ne le sait. Ultime invitation au mystère… Avant de lire ce sonnet irrégulier « El Desdichado », retournez sur les pas de Guillaume IX, au début de ce livre…

    Plaisir de lire

    El Desdichado

     

    Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,

    Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :

    Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé

    Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

     

    Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,

    Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,

    La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,

    Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

     

    Suis-je Amour ou Phoebus ?… Lusignan ou Biron ?

    Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;

    J’ai rêvé dans la Grotte où nage la Sirène…

     

    Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :

    Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

    Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

     

    Gérard de Nerval – Les Chimères, 1854

     

    Ce qu’ils en ont dit

    Attachante, inquiétante figure que celle de Nerval. – André Gide (1869 – 1951)

    Nerval posséda à merveille l’esprit dont nous nous réclamons. – André Breton (1896 – 1966)

     

    Nerval en œuvres

    Petits châteaux de Bohème – 1853

    Les Chimères – 1854

    Les Filles du Feu – 1854

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