Pendant des millénaires, l’homme a contemplé les oiseaux, envieux de leurs ailes ; il a suivi des yeux la course des félins, fasciné par leur vitesse ; il a rêvé que sa pensée, en une seconde, entrait par la parole dans celle de quelque ami, parti depuis longtemps, au bout du monde ; il a consulté devins et magiciens pour panser tous les maux de la vie. En vain. Il a laissé toutes ces chimères l’envahir, ignorant qu’il faut toujours se méfier des rêves : parfois ils se réalisent.

L’homme du XXe siècle ne rêve plus comme ses ancêtres. Il vole comme les oiseaux, et même mieux qu’eux puisqu’il peut emporter avec lui des centaines de passagers ; il file à trois cents à l’heure dans son TGV, reléguant les guépards au rang de modestes coursiers ; il parle à ses amis du bout du monde, comme s’ils étaient là, en face de lui, il les voit et les entend, il leur sourit. Et si d’aventure quelque douleur tenace ou quelque affection maligne lui cherche des noises, il sait qu’il y aura toujours une thérapie, une chirurgie pour le débarrasser de ses soucis de santé.

Siècle de magie, le XXe siècle ! Les utopies les plus folles sont entrées dans l’ordinaire du quotidien. Oui mais… Siècle de folie ! Qui eût cru que la Belle époque, ces quatorze années du début du siècle où la foi dans le progrès gouvernait les esprits allait déboucher sur l’horreur des tranchées, sur ces vagues de jeunes gens lancés vers la mort dans les plaines de la Somme, à Verdun, à Craonne ? Tout allait bien, pourtant, les premières automobiles pétaradaient sur les routes, Blériot s’envolait vers Douvres, l’école laïque et obligatoire transmettait à chacun son viatique culturel. Tout allait bien, mais dans les mémoires, la défaite de 1870 contre les Allemands ne passait pas. Et il fallut régler tout cela.

Siècle de folie ! Années folles, celles qui suivent la Grande guerre ! Les soldats venus d’Amérique au secours de l’Europe ont apporté de la musique et des idées, des horizons élargis pour la pensée. La musique swingue, le charleston plaît, rend fous genoux et mollets. La politique ? Elle conduit cahin-caha la France qui se débat avec son franc malade, elle décide que la guerre sera hors la loi – pourquoi pas ? -, elle voit venir tout doucement, comme des spectres nés de l’inadvertance, de l’indifférence ou de certaines déroutes, le spectre des nationalismes qui s’exacerbent.

Soudain, dans le ciel trouble de 1936, éclate la nouvelle : le Front populaire a gagné les élections ! Léon Blum est là, et son gouvernement : pour vous qui travaillez, voici des congés payés, voici la semaine de quarante heures, et puis l’augmentation de vos salaires ! C’est le temps des tandems et de la triganette, jusqu’à la plage, jusqu’à la mer… Mais, dans le lointain de l’est, résonnent des bruits de bottes. Le chancelier Hitler, ogre aux yeux fous, accapare quelque territoire puis promet qu’il en a fini… Folie ! Voici la France envahie, cinq ans de douleurs de trahisons, cinq ans d’héroïsme pour les Résistants, de honte pour les collabos, et puis ces décisions odieuses sur le statut des Juifs, l’étoile jaune, les rafles, celle du Vél d’hiv jusqu’à l’insoutenable, la Shoah. En fin, en 1944, le débarquement allié !

France blessée, humiliée, indigne et héroïque, on recolle tout et naît la IVe République qui décolonise en déchirant les liens. Années de blessures pendant que l’économie se rassure et progresse, et que l’Europe balbutie d’abord dans le charbon et l’acier, avant de donner de la voix en signant le traité de Rome. Les Trente Glorieuses jouent la marche en avant : les ménages s’équipent, la télévision colonise les foyers, le confort donne à la vie le goût du bonheur Formica. Mais la guerre est là, sur le seuil des portes que quittent les appelés pour la rejoindre : défaite en Indochine, guerre d’indépendance en Algérie.

De Gaulle ! Il revient au pouvoir en 1958, inaugure la Ve république, met fin à la guerre en Algérie, conduit, lyrique et théâtral, la France des années soixante à la prospérité, met en œuvre de grands projets puis, désarçonné par les grands chahuts de 68, vaincu par le référendum, s’en va. « La France est veuve » dit Pompidou à la mort du général.

Veuve, oui, mais elle se remarie avec un avenir d’abord compromis par le choc pétrolier de 73. Elle fait alors la « chasse au gaspi », tente d’endiguer le chômage, n’y parvient guère, mais se console en développant les loisirs, en voyant croître sans cesse les nouvelles technologies, en réalisant avec des partenaires européens des projets qui la fière. Elle intègre dans sa vie tous ceux qui viennent d’autres horizons de pensée, de religion. Elle est ouverte au monde.

Etonnant XXe siècle ! Tant de rêves se sont réalisés. Cependant, il ne sert à rien de s’en méfier car ils demeurent et gagnent en intensité : aujourd’hui, la rêverie fait partie de la vie, on peut s’y laisser aller à toute heure, contempler oiseaux, félins, amis, devins, sur l’ordinateur.

Jean-Joseph Julaud – 3 août 2012